Karstologue et géoarchéologue à l'Inrap, Laurent Bruxelles nous parle de ses projets et expertises : Little Foot, la grotte de Lascaux, les milieux confinés et les chauves-souris. Un portrait de chercheur qui fait parler les vides et les pleins.

Dernière modification
25 mars 2021

 

Laurent Bruxelles chez lui

Que faites-vous pendant la période de confinement ?

Laurent Bruxelles : Toutes les missions à l’étranger ont été annulées, car il n’était pas question d’apporter le Covid dans un pays encore peu touché. Actuellement, je suis chez moi, au pied des Cévennes à Saint-Hippolyte-du-Fort, à une heure au nord de Montpellier. J’ai des rapports d’opération à écrire et cette période de confinement m’offre l’occasion de mettre à plat beaucoup de travaux, des articles notamment, car il y a des années que je collecte des données, soit sur des grottes, soit sur d’autres phénomènes. Nous avons aussi mené récemment une mission au Mozambique en étudiant une cinquantaine de grottes. Nous devons définir les prochaines cibles, car on a beau être confiné, on regarde vers le futur et on est en train de préparer les prochaines missions, car quand tout va redémarrer, il faudra être prêt à reprendre le terrain. En attendant, comme je suis spéléologue et qu’il y a des grottes préhistoriques à cent mètres de chez moi, j’en profite pour faire de brèves incursions. Comme il est permis de prendre l’air une heure par jour, je peux aller faire encore un peu de terrain dans des grottes horizontales et faciles d’accès. Pas question de prendre le risque de déclencher un secours et d’encombrer les urgences. Entre la maison et ces grottes, je ne croise personne à part quelques sangliers. Je passe d’un confinement à l’autre !


Il y a eu récemment encore une actualité sur Little Foot ? Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Laurent Bruxelles : L’intérêt de Little Foot est d’être le premier squelette d’australopithèque quasiment complet : plus de 95 % du squelette dont les os sont en connexion. On est donc certain que les os étudiés appartiennent au même individu, ce qui permet de faire des comparaisons entre les différents ossements. Maintenant qu’il a été sorti de la grotte, daté et numérisé, chaque os est en cours d’étude. Amélie Baudet, paléoanthropologue et spécialiste de la 3D, a étudié l’atlas de Little Foot, la première vertèbre cervicale qui fait le lien entre la tête et le reste du corps. Elle est spécialiste de l’endocrâne, c’est-à-dire de l’intérieur de la cavité crânienne, de la taille et de la forme du cerveau, mais aussi de cette cervicale qui, selon sa morphologie, nous donne une idée des possibilités de rotation et de mouvements de la tête. Ces australopithèques avaient visiblement besoin d’une grande mobilité du cou et de la tête par rapport au tronc, et il apparaît que cette cervicale est parfaitement adaptée à l’arboricolie. L’étude de Little Foot nous apprend donc qu’il était bipède mais conservait cette prédisposition à évoluer dans les arbres, ce qui correspond à ce que nous savons de la morphologie de ses phalanges, qui sont relativement courbées et témoignent d’une aptitude à la préhension des branches et donc à l’arboricolie.

On trouve également sur cette vertèbre cervicale des empreintes des vaisseaux sanguins qui alimentaient le cerveau et on essaie d’évaluer le flux sanguin qui irriguait le cerveau de Little Foot. Plus le cerveau est gros, plus il y a de débit et plus le cerveau est complexe et sollicité. Ici, on constate que ce débit était relativement réduit, en phase avec un cerveau de 400 cm3, ce qui est le cerveau habituel de ces australopithèques. Cet os est majeur parce qu’il fait le lien entre la tête et le corps, mais chaque os apporte énormément d’informations. Des échanges que j’ai eus avec Ron Clarke (qui est l’inventeur de Little Foot), il ressortait que cet australopithèque avait plutôt de grandes jambes et des bras qui n’étaient pas proportionnellement très longs. Il n’avait pas forcément la démarche d’un singe voûté avec des bras qui descendent très bas. Lorsque j’ai demandé à Ron Clarke : « Si tu n’avais pas trouvé ce fossile en connexion, aurais-tu associé ces jambes à ce corps ? », il m’a répondu qu’il ne l’aurait jamais fait et qu’il aurait pensé que ces membres provenaient d’individus distincts. C’est tout l’intérêt de disposer d’un squelette complet et en connexion. Non seulement il y a des os que l’on n’a jamais trouvés ailleurs, mais on peut les associer les uns aux autres et faire des comparaisons, entre l’atlas et le cerveau, entre l’atlas et les phalanges, les bras et les jambes, et obtenir des informations inédites sur ces hominines [genre Homo et genres éteints apparentés, tels que les Australopithèques ou les Paranthropes].


Cette recherche sur Little Foot est-elle sans fin ?

Laurent Bruxelles : Oui, elle est sans fin. Nous avons plus ou moins résolu la question de son histoire, comment et quand il est arrivé dans la grotte, même s’il y a toujours énormément de discussions scientifiques sur le sujet. Maintenant, nous passons au stade suivant : nous plongeons dans l’os, à l’intérieur de chaque os, et qui sait, pourquoi pas, un jour, dans l’ADN. Actuellement, nous sommes encore incapables d’extraire des quantités si infimes, mais plus la technologie avance, plus on est en mesure d’investiguer des fossiles anciens, avec très peu d’ADN. Pourquoi ne pas un jour aller prélever des microgrammes d’ADN dans les dents de Little Foot, dans l’os pétreux ou dans d’autres os qui se prêtent bien à la préservation de cet ADN ? 

Où en est-on maintenant de cette recherche sur les origines de l’homme en Afrique ?

Laurent Bruxelles : Little Foot, est vieux de 3,7 millions d’années, soit un demi-million d’années plus ancien que Lucy. Jusqu’à présent, les fossiles d’Afrique du Sud, étaient mal datés. Il était admis que ces fossiles étant trop jeunes, il s’agissait de fossiles d’hominines venus d’Afrique de l’Est et qui avaient évolué ensuite en Afrique du Sud. Aujourd’hui, on s’aperçoit que les temporalités sont quasiment les mêmes, avec des évolutions parallèles. Donc, soit on a deux évolutions distinctes et parallèles, à 4 000 km de distance, soit il y avait des australopithèques partout qui naviguaient régulièrement entre l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe.
Pour l’instant, on ne connaît que deux morceaux du « berceau de l’humanité » où apparaît notre genre, le genre Homo : l’un dans le rift est africain, un vaste fossé tectonique qui a piégé des fossiles pendant des millions d’années, et l’autre en Afrique du Sud, dans des grottes. Dans les deux cas, ce sont des pièges géologiques qui ont conservé les informations disparues ailleurs. Il est donc fort probable qu’il y avait des hominines anciens dans une grande partie de l’Afrique et que l’on peut imaginer que d’autres morceaux de ce berceau existent ailleurs. Il faut donc chercher d’autres pièges, dans des contextes favorables où existent des formations géologiques qui ont conservé ces fossiles comme des grottes, d’anciens lacs, ou des fossés d’effondrement de l’écorce terrestre. Lorsque ces formes n’étaient pas encore colmatées, elles se sont remplies de sédiments mais aussi de vestiges qui y ont été préservés jusqu’à aujourd’hui. Dans les endroits où il n’y a pas de fossiles, soit ils n’ont pas été piégés à l’époque car le contexte ne s’y prêtait pas, soit ils n’ont pas été préservés jusqu’à aujourd’hui, en fonction de l’histoire géologique et géomorphologique

Comment cherchez-vous ?

Laurent Bruxelles : Ma spécialité, ce sont les grottes. Je fais mes recherches dans des massifs karstiques, c’est-à-dire des régions où la géologie permet la formation de cavités. Le plus difficile est d’identifier de vieilles grottes aujourd’hui complètement bouchées. Il faut trouver celles qui se sont ouvertes au bon moment, pour piéger les fossiles, puis qui n’ont pas été totalement érodées au fil des millions d’années. D’où les missions que je mène en Namibie, au Mozambique et en Afrique du Sud sur des sites proches de la grotte de Sterkfontein. Dans l’absolu, il suffirait de trouver un petit bout de squelette d’hominine ancien ailleurs que dans les deux berceaux connus, et cela montrera que ces hominines ancien parcouraient bien une grande partie de l’Afrique. Je ne suis pas le premier à le dire, mais tant que l’on n’avait pas daté de manière précise Little Foot, on pouvait toujours dire que les hominines d’Afrique du Sud venaient d’Afrique de l’Est. Maintenant que nous pouvons observer une évolution parallèle à quasiment 4 000 km de distance, une évolution à l’échelle de toute l’Afrique se confirme. À son époque, l’abbé Breuil disait que le berceau de l’humanité était un « berceau à roulette » qui se déplaçait au gré des nouvelles découvertes. Aujourd’hui, on peut dire que ce n’est plus un berceau à roulette, mais plutôt un très grand berceau, à l’échelle du continent africain.

Ces recherches que vous menez en Afrique sont-elles très différentes de celles que vous menez dans les grottes en France ?

Laurent Bruxelles : Oui et non. Tout d’abord, si j’ai mené ces recherches en Afrique du Sud sur les australopithèques, c’est parce que je travaillais depuis longtemps sur les grottes et sur les dépôts sédimentaires qu’on y trouve. Ce que j’ai fait en France pendant des dizaines d’années m’a permis de comprendre le milieu souterrain et de mieux interpréter les processus sédimentaires qui s’opèrent dans ce contexte particulier. Quels qu’aient été les sites sur lesquels j’ai travaillé en France, ils impliquent des processus universels que l’on a su peu à peu décrypter. Les vestiges peuvent avoir trente, quarante, cinquante millions d’années comme c’est le cas dans le Quercy, ou bien remonter à l’âge du Bronze comme dans la région de Montpellier, on observe des ressemblances, des lois physiques qui sont liées spécifiquement au karst.
Si je suis devenu géomorphologue et que j’ai travaillé avec des archéologues, c’est parce que j’étais spéléologue. C’est fort de cette connaissance du milieu souterrain que je suis parti en Afrique du Sud pour appliquer à des sites prestigieux ce que j’appliquais tous les jours en France à des grottes « anonymes ». Je fais en Afrique du Sud le même travail que celui que je fais en France, sauf qu’en Afrique du Sud cela fait de gros articles et qu’en France cela reste, sauf pour quelques sites archéologiques majeurs, souvent moins médiatisé. Pourtant, les cavités anonymes tout comme celles plus célèbres posent des défis scientifiques, requièrent des approches rigoureuses et sont tout aussi riches d’enseignements. Il est d’ailleurs possible d’utiliser des grottes moins sensibles comme sites d’études comparatives pour des grottes très sensibles et heureusement protégées comme la grotte de Lascaux.

Pourriez-vous donner un exemple en France ?

Laurent Bruxelles : Oui, au cours de nos carrières de spéléologue, il est fréquent que nous observions des petits liserés en argile sur les parois que nous appelons « vermiculations ». Quasiment personne ne s’est jamais préoccupé de ces vermiculations. Il y a vingt ans, on n’aurait jamais pu publier un article sur le sujet, ou seulement dans de toutes petites revues, mais depuis que l’on sait que ces vermiculations mettent en danger les peintures de Lascaux, elles intéressent beaucoup de monde et il y a d’énormes programmes de recherche pour les étudier. Nous avons ainsi mené une étude géologique et géomorphologique pour aider à la protection des peintures de la grotte de Lascaux. Mais cette approche faisait partie d’un programme de recherche plus vaste qui a mobilisé des microbiologistes qui ont travaillé sur ces vermiculations et sur les champignons, mais aussi des spécialistes de la forêt, pour savoir si les arbres en surface étaient trop vieux et s’ils ne faisaient pas courir un risque d’ouverture ou d’effondrement de la cavité, ainsi que des spécialistes du sol qui ont étudié les flux chimiques et les bactéries disponibles en surface. Pour finir, c’était un travail sur le confinement : étudier comment les flux de surface, l’air, mais surtout l’eau sont en connexion avec la cavité, et pourquoi les parois ont tenu pendant 17 000 ans sans être trop altérées et pourquoi le fait d’avoir ouvert ou déconfiné la grotte, l’a mise en péril ?
Toute la question aujourd’hui est de savoir comment on rétablit ce confinement. Est-ce qu’en isolant complètement la grotte, dont l’écosystème est désormais perturbé, on ne risque pas d’accélérer l’altération ? Faut-il contrôler les échanges d’eau et d’air avec la surface ? Comment rétablir l’état initial qui a prévalu pendant des millénaires afin de préserver au mieux la grotte pour les générations futures ? On est en train de publier un bel article là-dessus qui pourra servir à d’autres grottes ornées qui connaissent ce genre de problèmes. Ce que j’en conclus, c’est qu’en travaillant sur des régions ou des sites « phares », comme à Lascaux ou en Afrique du Sud, j’arrive à développer des problématiques qui me permettent d’étudier mieux des grottes plus anonymes comme celles qui sont ici autour de chez moi et qui pourtant ont tout autant à nous apprendre.

Sur quelles grottes travaillez-vous près de chez vous ?

Laurent Bruxelles : Il y a juste à côté de chez moi la grotte de la Roquette qui a des formes particulières et qui est assez jolie. Si elle ne documente pas l’apparition du genre Homo, elle a néanmoins été occupée au moins depuis la fin du Paléolithique moyen. Très connue dans la région, on y trouve même des signatures du XVIIe siècle. Dans cette grotte de la Roquette, je fais un inventaire des formes de parois que l’on prenait jusqu’à récemment pour des formes de creusement par l’eau. Mais en fait, il apparaît que les parois de cette grotte ont été profondément modifiées à cause de l’occupation passée d’immenses colonies de chauves-souris. Nous nous sommes aperçus en effet, en travaillant sur d’autres grottes dans le monde, que les chauves-souris avaient un impact énorme sur les parois des grottes. La chauve-souris respire et dégage du CO2 et de la vapeur d’eau. La combinaison des deux forme un acide très agressif pour les parois calcaires. Elle produit également de grosses quantités de guano qui va fermenter, faire monter la température et libérer beaucoup d’acide dans l’air.
Avec le temps, cette bio-corrosion va complètement remodeler les parois des grottes en dissolvant plus ou moins intensément le calcaire. Ces formes, que nous arrivons maintenant à caractériser et que nous modélisons en 3D sont très intéressantes à étudier puisqu’elles nous permettent de savoir, a posteriori, s’il y a eu ou non des colonies de chauves-souris dans les grottes et donc de pouvoir lire une étape de plus dans l’histoire de ces cavités. Nous sommes une petite poignée de chercheurs dans le monde à savoir les reconnaître et sur ce point, les observations réalisées lors de nos recherches en Afrique ont été très formatrices. On voit ici aussi la pertinence de ces aller-retours géographiques et disciplinaires.

Ces observations ont un impact direct sur l’archéologie, car comment peut-on imaginer, s’il y avait des peintures et même des gravures sur les parois, comment imaginer qu’elles aient pu persister alors que les parois ont depuis reculé de plusieurs centimètres, voire de plusieurs décimètres du fait de cette corrosion liée aux chauves-souris ? Tout aura disparu. Cela nous oblige donc à repartir en arrière et à réfléchir, d’une part, à la répartition de l’art pariétal dans les grottes qui sont ouvertes et où il y a eu des chauves-souris et, d’autre part, aux grottes qui sont fermées après les occupations humaines et qui ont été protégées de cette bio-corrosion. C’est le cas notamment de la grotte Chauvet dont le porche d’entrée s’est effondré peu après le passage des derniers artistes du Paléolithique supérieur.

 

C’est le travail que vous menez ici ?

Laurent Bruxelles : Dans les grottes de la région, où l’on ne retrouve plus que très peu de chauves-souris, je caractérise les différentes formes : les coupoles dues à la respiration des chauves-souris, les encoches liées aux gaz issus de la fermentation du guano, les gouttelettes acides tombées directement sur le sol, etc. J’identifie toutes ces formes et je les compare avec celles que je trouve dans une grotte plus ancienne, la grotte des Claris. Ouverte dans les années 50 par une carrière, elle n’a pas subi ce phénomène de bio-corrosion. Cela me permet de discriminer ce qui est lié aux chauves-souris et ce qui est la grotte « originelle » dans un conduit où seule l’eau a circulé. C’est ce catalogue comparatif que j’essaie de faire ici, puisque j’ai deux grottes très proches, dans des contextes similaires, mais qui n’ont pas du tout la même histoire en lien avec la surface. L’une était confinée, sans chauve-souris, l’autre était ouverte et il y a eu un gros impact.

Nous avons d’ailleurs pu utiliser ces résultats dans une publication sur la grotte du Mas-d’Azil en Ariège, dont je codirige la fouille avec des archéologues de l’Inrap, Marc Jarry, Céline Pallier et un professeur de l’université de Toulouse Jean Jaurès, François Bon. Dans cette grotte, il y a de nombreuses œuvres pariétales, mais pas n’importe où et très souvent dans les petites galeries latérales. Pendant très longtemps, des préhistoriens ont proposé qu’il s’agissait d’un art caché, réservé aux initiés qui seuls pouvaient accéder à ces endroits reculés de la cavité. Et bien, dans cette grotte, nous avons reconnu les formes que j’avais observées en Afrique et dans la grotte à côté de chez moi, et montré que dans ces grandes galeries, il y avait eu énormément des chauves-souris depuis très longtemps. De fait, s’il y avait eu de l’art pariétal dans ces salles, tout a disparu depuis. Il s’agirait donc d’un art résiduel et non d’un art réservé à des initiés.

 

Est-ce que la pratique de l’archéologie préventive vous sert dans votre travail sur les grottes en France et dans vos missions en Afrique ?

Laurent Bruxelles : Elle me sert en permanence. D’abord dans ma façon de travailler parce qu’être à l’Inrap, c’est travailler dans un temps et dans des emprises qui sont contraints. J’ai appris à travailler rapidement avec une efficacité qui est celle du rapport d’opération. Le rapport est fondamental car s’il peut être considéré comme une l’étape intermédiaire avant la publication, il constitue une stabilisation des données et une première réflexion. À l’Inrap, j’ai aussi appris l’interdisciplinarité et tout l’intérêt des échanges que l’on peut avoir entre les disciplines, non pas mettre côte-à-côte les disciplines, mais les mettre en synergie. Ce bagage me sert systématiquement en Afrique, dans ma manière de prendre des notes et de partager mon travail.

J’ajouterai que tous les géomorphologues que nous sommes à l’Inrap, nous avons vu plus de coupes et de sédiments que tous nos professeurs réunis. Nous sommes au moins la moitié du temps sur le terrain, à voir des coupes, à étudier des terrains et à aller dans des endroits auxquels on n’avait jamais pensé. C’est cela qui me paraît très singulier à l’Inrap, c’est que nous investiguons des contextes différents, dans lesquels nous n’aurions jamais pensé travailler. Cela nous force à ne pas rester dans des raisonnements circulaires pour chercher les informations que nous désirons trouver. Nous sommes parachutés au gré des aménagements dans des endroits sur lesquels nous n’avions aucune connaissance, ce qui n’est pas simple mais très enrichissant. C’est l’impression que je recherche quand j’arrive dans un nouveau pays sur un nouveau site. Je ne connais pas le contexte et je fais en sorte de ne pas trop lire sur le sujet afin de ne pas mettre trop de choses en avance dans ma tête qui pourraient biaiser ma réflexion. C’est donc un choc à chaque fois, où l’on s’expose à de nouveaux défis. Mais, comme je le fais d’habitude à l’Inrap ou dans les programmes de recherche que je mène au CNRS maintenant, il faut rapidement comprendre le contexte, observer le paysage, lire les coupes et surtout échanger avec les collègues archéologues en établissant un véritable dialogue, dans les deux sens. C’est justement cette façon de travailler qu’ont très vite appréciée mes collègues sud-africains. Ils avaient d’excellents géologues, archéologues, paléontologues, géochimistes mais personne de capable de faire parler toutes ces disciplines entre elles. Je bénéficie donc beaucoup de l’Inrap qui a été une école incroyable !

Y a-t-il une découverte scientifique que vous avez faite qui soit spécifiquement liée à cette méthodologie de l’Inrap ?

Laurent Bruxelles : Parmi d’autres, l’Inrap m’a permis de découvrir le rôle du vent et son impact sur les occupations humaines. Dans les costières du Gard, l’ancienne formation alluviale du Rhône, au nord de Nîmes, on observe des formations liées au gel et au froid qui sont aussi importantes que celles que l’on trouve en Sibérie. Il y a d’énormes polygones de gel, des galets redressés et des creux que l’on avait pris pour des dépressions éoliennes. Mais elles sont creusées dans des accumulations de gros galets et j’avais du mal à imaginer que le vent ait été capable de les souffler... Toutes ces formes étaient donc étonnantes dans une région si méridionale et mal expliquées.
À l’occasion des diagnostics de la ligne à grande vitesse entre Nîmes et Montpellier, nous avons réalisé de très nombreux sondages et pendant cette opération, je me suis aperçu que les creux étaient liés à des formes de gel, créées lors de la fonte du permafrost. Dans ces parties des Costières, le sol était gelé très profondément en permanence pendant les dernières phases du Quaternaire. Quand cette glace a fondu, cela a entraîné la formation de petites dépressions qui sont ensuite devenus des lacs avant d’être colmatés de sédiments éoliens : des lœss. C’est une découverte importante parce que dans nos régions, on ne connaissait pas d’exemples de sols gelés en permanence. Et on n’est qu’à 90 m d’altitude ! Les modélisations nous ont permis de montrer que c’est le vent, notamment le Mistral, qui apportait ce froid par la vallée du Rhône et qui donnait à cette région méridionale un climat proche de celui de l’Europe du Nord. En cherchant dans la bibliographie, on s’est aperçu que d’autres indices de l’intensité de ces vents passés avaient été identifiés dans la vallée du Rhône. Les géologues avaient notamment trouvé des galets complètement facetés, usés par le sable qui était soufflé en permanence par ce vent. Il y a bien eu un vent froid et puissant qui soufflait dans la vallée du Rhône et qui rendait la région invivable à ces époques.
Cela a des répercutions à la fois sur les fréquentations humaines, car on peut imaginer que ce vent a été une contrainte pour les occupations des phases froides du Quaternaire, mais aussi sur la préservation des vestiges, parce que la fonte de ce sol, l’érosion éolienne et les ruissellements n’ont pas permis la préservation des vestiges archéologiques de la même façon qu’ailleurs. On sait donc un peu mieux aujourd’hui comment chercher les vestiges dans ce contexte mais aussi comment interpréter les datations incohérentes qu’ils donnaient.

Finalement, vous donnez souvent des explications à des absences de traces ?

Laurent Bruxelles : Oui, c’est très important. C’est important de faire parler les vides. Quand il y a un vide archéologique, soit il n’y a jamais eu personne, soit c’est un vide de recherche, soit les vestiges ont disparu. Faire parler aussi les vides, c’est un des grands apports de l’archéologie préventive. On va chercher des vestiges dans des secteurs où il n’y avait pas forcément d’archéologie prévue ou reconnue. Si on ne trouve rien, qu’il y a un vide archéologique, soit ce sont des archéologues qui l’expliquent, soit ce sont des géomorphologues, mais dans tous les cas ce vide va nous apprendre quelque chose. Tout se tient et rien ne se perd. On trouve des informations dans des contextes où l’on ne serait jamais allé les chercher et en retour cela nous permet de mieux comprendre ceux où il y a de l’information. Cela nous permet de créer des approches scientifiques robustes.

Toutefois, nous ne faisons pas que faire parler les vides. En archéologie, tantôt, on fait parler les vides, tantôt, on fait parler les pleins. En passant des remplissages sédimentaires aux vides archéologiques, on développe des problématiques mieux contraintes. Dans le karst, cette dualité est également intéressante. De nombreuses grottes, comme celles de La Roquette ou de Lascaux, sont restées vides et ont pu préserver les traces du passage des hommes et des animaux. Mais d’autres ont connu des évolution plus longues et plus radicales. Celles où l’on trouve les fossiles d’Australopithèques sont des anciens vides qui se sont remplis. Elles étaient vides en profondeur, mais à force que la surface s’abaisse par érosion, leur voûte s’est effondrée. C’est à partir de ce moment où la grotte s’ouvre en surface que les vestiges, les cailloux, la terre, mais aussi les hominines et la faune vont tomber à l’intérieur. Ce vide est un réceptacle qui va se remplir au fil du temps, comme un sablier, jusqu’à se boucher entièrement. Et ce sont justement ces vieilles grottes bouchées que nous recherchons, pour aller fouiller le temps, enregistré sous forme de sédiments, et qui peuvent contenir des fossiles. En plus, toutes les grottes ne se sont pas nécessairement ouverte puis bouchées en même temps et donc chacune a enregistré et piégé une période de temps différents. Lorsque l’on arrive à mettre bout à bout l’histoire de ces grottes, cela peut nous permettre de restituer une évolution de plusieurs millions d’années.