Le cimetière de Charenton (commune de Saint-Maurice, Val-de-Marne) qui était celui des huguenots parisiens sous l’Édit de Nantes, est le premier cimetière protestant en France à bénéficier d’une opération de fouille archéologique et d’une étude anthropologique poussée. Archéologues à l’Inrap, Jean-Yves Dufour et Cécile Buquet-Marcon reviennent sur cette fouille et leur monographie publiée chez Honoré Champion.

Dernière modification
01 mars 2021

La Réforme apparaît en Allemagne en 1517, suite à la publication des 95 thèses de Luther (1483-1546). En France, l'église protestante adopte le rite institué par Calvin (1509-1564). Les guerres de religion culminent en 1572 avec le massacre de la Saint-Barthélemy. L'abjuration d'Henri IV favorise le retour à la paix et, en 1598, l’édit de Nantes autorise le culte réformé. Pour le grand public amateur d’histoire, la période couverte par cet édit (1598-1685) dit de tolérance est signe de faste et de liberté relative pour la communauté huguenote dans le royaume de France, au regard des époques antérieure et postérieure. Toutefois, pour éviter des rixes trop fréquentes, l'exercice du culte parisien est repoussé à une distance d'au moins cinq lieues de la capitale. L’exclusion est, pour la communauté phare des réformés français, le premier acte vers un enfermement. Après pérégrinations, les quelques milliers de fidèles de l'église protestante de Paris s’établissent enfin à Charenton, village localisé dans la vallée de la Marne, à 10 km à l’est de Paris. Un premier temple est construit au tout début du XVIIe siècle, lors d’une vague de construction des lieux de culte protestants. Attenant au temple, un cimetière accueille les réformés. Parce que leur attitude face à la mort oppose catholiques et protestants aux XVIe et XVIIe siècles, les cimetières sont sujets de conflit entre les deux communautés. Calvin recommande des funérailles honnêtes, mais que recouvre ce terme ? La fouille de Charenton permet de saisir sur 80 années la pratique réelle des sépultures protestantes du XVIIe siècle, le rituel et les pathologies de cette population dite privilégiée.

Quand a eu lieu la fouille du cimetière de Charenton ?

Jean-Yves Dufour : Cette fouille préventive s’est déroulée pendant deux mois en 2005 dans la commune de Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne. Une résidence médicalisée s’installait dans une petite partie du terrain concédée par l’hôpital de Charenton. Charenton est célèbre pour deux choses : son temple au XVIIe siècle et son hôpital et sa maison de fous au XIXe. J’étais le responsable scientifique de la fouille et Cécile Buquet-Marcon était en charge de la partie funéraire du site en tant que spécialiste.

Il y a une longue gestation entre la date de la fouille et celle de la publication de votre ouvrage. Pourquoi ?

Jean-Yves Dufour : Le rapport de fouille a mis du temps à se faire, et surtout, il nous a manqué pendant de longues années des comparatifs, c’est-à-dire des cimetières d’Époque moderne fouillés dans le reste de la France, avec des contextes fiables. L’ouvrage porte volontairement, au-delà du cas des protestants de Charenton, sur la sépulture à l’Époque moderne : comment approcher la différence entre huguenots et catholiques ? Cette différence est très forte dans le dogme, mais l’est-elle vraiment dans la pratique sur le terrain ? À Charenton-Saint-Maurice, sans doute pour la première fois en France, nous étions certains d’être chez des protestants, mais pour assoir notre propos, il nous fallait comparer ce cimetière protestant avec des cimetières catholiques de l’Époque moderne également. Autour des églises, on sait depuis toujours que l’on fouille des sépultures de catholiques, mais ce n’est pas toujours bien daté et cela sert difficilement de comparaison pour un siècle précis. Pour élargir le sujet, il a donc fallu attendre que d’autres cimetières soient fouillés dans toute la France et ce fut le cas, avec un deuxième cimetière protestant fouillé à La Rochelle, mais dans le contexte d’un hôpital qui a été utilisé jusqu’au XIXe siècle, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Des cimetières à Lyon, fouillés par Stéphane Ardouin, sont également présents dans l’ouvrage, mais leur chronologie dépasse largement celle de Charenton-Saint-Maurice, avec aussi des évolutions du geste funéraire. Un autre site de comparaison est le cimetière catholique du Carreau du Temple à Paris.

Donc, il s’agit bien du premier cimetière protestant de référence ?

Cécile Buquet-Marcon : En France oui, mais nos amis Anglo-Saxons sont plus avancés. La différence en France est que le catholicisme est la religion officielle et non le protestantisme. Les huguenots sont tolérés à certaines périodes et pas à d’autres, contrairement à l’Angleterre où la religion protestante existe au grand jour ainsi qu’un droit au culte. Il y a eu des fouilles au Royaume-Uni, notamment dans l’église de Spitalfields à Londres, sur une période plus récente que la nôtre. On y a retrouvé un grand nombre de défunts. Ce sont les probables descendants de nos huguenots de Charenton qui ont dû émigrer en Angleterre. On dispose de beaucoup de données sur ces défunts, car nombre d’entre eux ont été enterrés dans des cercueils de plomb, portant les noms ainsi que les dates de naissance et de décès. Ce n’est pas le cas à Charenton où un seul cercueil en plomb a été mis au jour. Il s’agit de celui de Lord Craven, mort à dix-huit ans de la peste en faisant son tour d’Europe, comme beaucoup de jeunes nobles alors. Il n’est pas issu de la fouille de 2005, mais du même domaine qui comportait deux aires funéraires. Il a été découvert fortuitement dans les années 1990 à l’occasion de travaux d’aménagement.

Le sarcophage en plomb de Thomas Craven lors de sa découverte en 1986 dans l’ancien cimetière protestant de Charenton

Le sarcophage en plomb de Thomas Craven lors de sa découverte en 1986 dans l’ancien cimetière protestant de Charenton

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P. Andrieux, Service Archéologie du Val-de-Marne

Le cimetière était donc plus étendu ?

Jean-Yves Dufour : Oui, on en a une idée car il existe aux Archives nationales un plan daté de l’époque du second temple qui mentionne deux cimetières. Celui que l’on a fouillé faisait à peu près 30 mètres de large sur 40 de long, soit 1 200 m2. Sur les plans anciens, on en voit un autre d’une surface à peu près équivalente, de l’autre côté du temple. La partie du cimetière, où l’on a trouvé la tombe du jeune lord anglais, est considérée par les historiens comme réservée à l’élite, alors que celle que l’on a fouillée aurait été réservée aux gens du commun (Pannier 1906 : 301-302). Toutefois, ce n’est qu’un plan, à une époque donnée, dessiné par un artiste. Ce que l’on sait en revanche, c’est que cet espace était très insuffisant pour une population protestante française et étrangère estimée entre 7 000 et 20 000 individus, d’où le surencombrement des fosses.

Plan général de la fouille de Saint-Maurice

Que vous apportent les sites de comparaisons ?

Cécile Buquet-Marcon : La difficulté pour comparer le cimetière de Charenton-Saint-Maurice à d’autres est sa période d’utilisation très clairement bornée. Elle ne dure que 80 ans, et on en connaît la date de début et la date de fin. Mais cela a aussi permis, pour la première fois, de travailler sur les sépultures protestantes de la période de l’Édit de Nantes. En outre, il s’agit du cimetière attenant au seul temple autorisé pour la capitale, ce qui renforce largement sa particularité. On a quelques données de comparaison mais essentiellement avec des fouilles dans des pays refuge : la Hollande, l’Angleterre, quelques provinces allemandes et la Suisse qui était plus tolérante.

Jean-Yves Dufour : Nous avons balayé la littérature ouest-européenne sur ces questions pour savoir comment nos collègues différenciaient les sépultures catholiques des sépultures protestantes. En fait, ils ne se posent pas la question. L’Espagne est restée ultra-catholique, l’Italie aussi. En Hollande, ils ont tous suivi le prince et ils sont quasiment tous devenus protestants. En Angleterre, c’est l’anglicanisme, une religion un peu différente. Là où la situation était la plus ambigüe, c’était en Suisse où chaque petit village a suivi, une fois encore, son prince. Donc, certains villages sont devenus entièrement protestants, d’autres entièrement catholiques. Ainsi, le cimetière de Plainpalais à Genève, situé hors les murs, d’abord réservé aux pestiférés, est devenu le cimetière principal. Jean Calvin y est inhumé dans une tombe volontairement non repérée. En Suisse, les archéologues fouillent des petits cimetières paroissiaux, des cimetières de village, d’église et là encore, c’est dans les menus objets que surgissent les différences. L’église catholique a développé le mouvement de la Contre-réforme. En termes d’inhumation, il se caractérise par une abondance d’objets de piété, de médailles religieuses et de chapelets, qui apparaissent aussi dans les sépultures au XVIIIe siècle. À un moment donné, on a voulu lutter contre les dernières influences du protestantisme.

Quelle est la spécificité de la situation en France ?

Cécile Buquet-Marcon : En 1685, la Révocation par l’édit de Fontainebleau consiste à rendre caduc l’Édit de Nantes puisque la religion protestante n’existe plus. S’il n’y a plus de protestantisme, il n’y a plus besoin de temples ni de cimetières pour les protestants. On les condamne, on les détruit et on force à l’oubli. Cela signifie que lorsque nous trouvons des sépultures de périodes plus récentes, il faut, d’une part, pouvoir l’attester et d’autre part avoir des indices forts pour parvenir à les attribuer à une religion quelconque. C’est la grande difficulté. Les conclusions auxquelles nous parvenons dans l’article « Huguenots en boîte de nuit » (Cécile Buquet-Marcon et Jean-Yves Dufour, 2016) sur la standardisation du geste funéraire sont surtout issues du rapport et des observations faites sur le site de la Rochelle en 2009-2010, bien que celui-ci ne soit ni dans la même région, ni de la même époque. Les protestants faisaient avec les lois de leur temps et les obligations imposées, à différentes périodes, concernant l’inhumation. On enterre le plus discrètement possible, sans procession, sans messe et comme le disait le titre de notre article avant la levée du jour et sous la protection des archers. On ne doit pas faire étalage de sa religion, même dans la mort, pour éviter les rixes avec les Parisiens qui sont restés très catholiques. De nombreuses règles sont édictées que les protestants doivent suivre. Comme il n’y a pas de grande différence entre une sépulture catholique et une sépulture protestante, de la même époque, il faut aller chercher dans les petits gestes et expressions. La révolution occasionnée par la fouille des cimetières de Charenton-Saint-Maurice et de La Rochelle, est d’avoir mis en évidence que d’autres cimetières loin d’églises et de bâtiments de culte connus, dans des gestes funéraires qui n’étaient pas attribuables à la religion juive ou musulmane, mais à caractère chrétien, loin de tout élément du catholicisme, étaient des cimetières protestants. Sans la fouille de Charenton, on n’aurait jamais pu le faire.

Vue depuis le sud. Les coteaux en terrasse de l'hôpital Esquirol ont été entaillés pour la paroi moulée.

Vue depuis le sud. Les coteaux en terrasse de l'hôpital Esquirol ont été entaillés pour la paroi moulée.

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Jean-Yves Dufour, Inrap

Quelles vont être les répercussions de la fouille de Charenton sur celles d’autres cimetières ou sur nos connaissances du geste funéraire moderne ?  

Jean-Yves Dufour : Tout ce qui est lieu de culte protestant a volontairement été oblitéré des mémoires. Cela pose question quand on trouve une sépulture isolée dans un habitat ou un lieu de l’Époque moderne. Le premier réflexe est de se dire : il n’est pas dans un cimetière, donc il n’est pas catholique, mais peut-être protestant. Mais, qui sait s’il ne s’agit pas d’un malheureux que l’on a enterré là, ayant jugé qu’il était un vagabond, un assassin ou un je-ne-sais-quoi qui n’avait pas droit au cimetière ? Fouiller un cimetière dont le rite est documenté aidera les anthropologues dans l’avenir. Dans la campagne nîmoise où les communautés protestantes étaient nombreuses, de tels cimetières « non autorisés » existaient, mais je n’ai pas connaissance qu’aucun d’entre eux ait jamais été fouillé. De toutes façons, l’idée catholique, lors de la Révocation de l’édit de Nantes, était d’oublier le protestantisme, de récupérer les terres, et d’afficher une empreinte catholique forte, comme on l’a fait à Charenton en installant des sœurs qui venaient du val d’Aoste.

À Charenton, le geste funéraire huguenot se confond-il avec celui des catholiques ?

Cécile Buquet-Marcon : On a trouvé des éléments qui nous questionnaient par rapport aux connaissances que l’on pensait avoir sur les gestes funéraires modernes en général, notamment la récurrence des cercueils et des linceuls, là où les historiens parlaient plutôt de cercueils communs ne servant qu’au transport ou de premières fosses communes. Toutefois, peu de cimetières modernes sont fouillés. Le plus souvent, ces niveaux partent à la pelle mécanique. On ne disposait donc pas vraiment de données. En revanche, à Saint-Maurice, nous avons trouvé quelque chose de tellement développé sur le plan funéraire que l’on s’est posé la question d’un éventuel apport communautaire pour palier les problèmes financiers des plus pauvres. Ce n’est là qu’une hypothèse. Quand on fait l’effort de se faire inhumer près du temple, est-ce indicatif de toute la population protestante ou d’une élite ? Les gestes funéraires de l’Époque moderne sont très conformes à ce que l’on a découvert à Charenton. On a constaté la présence de cercueils pour quasiment tout le monde, catholique ou protestant, avec de nombreux linceuls. Les marques du communautarisme doivent donc être cherchées plus finement.

La difficulté, c’est que l’on réfléchit en se basant sur des indices reconstitués bien souvent à partir de la position d’ossements ou d’objets, en position de dépôt ou qui ont bougé dans les tombes. Or, la densité de la partie du cimetière que l’on a fouillée est vraiment très importante : jusqu’à sept niveaux de superposition. Aucune des rangées n’est entière. Elles sont toutes recoupées par une autre rangée. Sur six mètres de long, on a trouvé 160 sépultures, ce qui est extrêmement dense. Il y a eu des besoins importants en remblais car les corps n’avaient pas le temps d’être complètement décomposés. Sur 80 ans, c’est un cas extrême. Cela ne veut pas dire que des cimetières catholiques ne posent pas les mêmes problèmes de densité, mais notre travail s’est effectué sur des tombes qui ne sont pas entières et sur des ossements qui ont pu éventuellement bouger par rapport à la position de dépôt, s’il est possible encore de la retrouver. Les indices que nous recherchons sont donc très tenus. On a l’impression qu’entre ce qui est écrit dans le dogme et ce qui se pratique au quotidien, il y a des différences qui sont surtout de l’ordre individuel.

Jean-Yves Dufour : Il faut rappeler qu’au départ, il y a une différence très forte entre les deux rituels de par le dogme. L’église catholique organise de nombreux services et cérémonies pour l’accompagnement des défunts. Les protestant affichent, je dis bien affichent, une austérité forte. Calvin recommande des funérailles « honnêtes », c’est-à-dire décentes. Le cimetière n’est pas un lieu sacré contrairement à celui des catholiques. Donc, absence de marquage des tombes, absence de tout ce qui peut paraître superstitieux pour la nouvelle religion : office des morts, messe, sonnerie du glas, veillée mortuaire, prières, offrandes, litanies, pleureuses, etc. Dans les textes, les protestants se détachent du culte catholique qui à l’époque est « baroque » et c’est sur ces aspects que l’on s’attendait à trouver des différences. Concrètement, c’est plus difficile qu’on ne le croit car les huguenots n’ont pas le privilège de l’austérité. On s’est aperçu, ne serait-ce qu’en comptant les cercueils ou les épingles de linceul ou encore les menus objets trouvés dans les poches, qu’il y en avait moins au Carreau du Temple, chez les catholiques bourgeois parisiens, qu’à Charenton, chez des protestants bourgeois ou nobles huguenots.

Donc, les échelles de valeur réelles ne sont peut-être pas celles qui étaient affichées. On sent à travers tous les discours des historiens, que les protestants du XVIIe siècle ont du mal à établir l’austérité pure, y compris dans leur cimetière, parce que ce sont des hommes de classe qui appartiennent à la société des trois ordres.  On l’a vu avec ce jeune noble anglais, inhumé à Charenton dans un beau cercueil en plomb avec son épitaphe. On le voit dans les textes étudiés par les historiens. Ce sont des hommes de classe attachés à leur position sociale et qui tiennent à se démarquer, quoiqu’en dise le dogme. De même, la densité des sépultures près d’un temple reste une forme d’inhumation dans la pure tradition des catholiques qui veulent être enterrés au plus près de l’église et si possible à l’intérieur, alors que cela leur était interdit. C’était de la superstition pour Calvin et les autres prédicateurs protestants.

Quels objets avez-vous découvert lors de la fouille ?

Jean-Yves Dufour : On a trouvé surtout des bagues, féminines et masculines, mais qui sont, je pense, communes à tout le monde moderne. Il y avait quelques ferrets assez communs reliés au vêtement. Sur les 80 années de fonctionnement du cimetière, nous n’avons pas retrouvé, et c’était une surprise, de croix huguenote. Ce bijou créé pour les protestants a finalement dû apparaître un peu plus tard, dans le courant du XVIIIe siècle. C’est un petit bijou discret peut-être lié à la période postérieure à l’Édit de Nantes, c’est-à-dire au moment où l’on ne reconnaît plus les huguenots, où on ne les autorise plus à pratiquer leur culte et où ils doivent donc manifester leur identité par d’autres formes plus discrètes. Nous n’avons pas plus trouvé les fameuses petites bibles-chignon, ces petits livres qui étaient discrètement cachés dans les chevelures des femmes. Soit c’est une légende, soit c’est plus tardif. L’organisation du cimetière ne nous a pas aidés non plus : nous avons trouvé beaucoup plus de moitiés inférieures de corps que de moitiés supérieures. Donc, les chignons sont plus rares.  En revanche, nous avons trouvé beaucoup d’épingles en cuivre, parfois argentées, pour fermer les linceuls. Elles sont communes, mais elles sont en plus grand nombre à Saint-Maurice, trois fois plus que dans tout le cimetière de Lyon. Les catholiques en ont également beaucoup, mais moins que les protestants.

Aviez-vous un cimetière catholique moderne de comparaison ?

Jean-Yves Dufour : Avant Charenton-Saint-Maurice, le seul cimetière d’Époque moderne bien compris, fouillé et publié, était le cimetière des Fédons à Lambesc dans les Bouches-du-Rhône. Au cours des études d’archives, les archéologues ont trouvé la mention d’un épisode de peste qui avait donné lieu à la création de ce cimetière qui est ensuite tombé dans l’oubli. Ce cimetière était moderne, très clair, très propre, bien fouillé, bien daté, mais lié à une épidémie. Cela nous rappelle d’abord que les cimetières protestants ne sont pas les seuls lieux funéraires modernes dont la mémoire s’est perdue et cela soulève aussi une autre question sur la fouille à Charenton : est-on dans un contexte lié à une surmortalité et à la peste ? La maladie est endémique au XVIIe siècle et les quelques tests faits à Charenton-Saint-Maurice ont montré que certains sujets étaient effectivement porteurs du virus de la peste. Était-on dans un cimetière « classique » ou bien dans un cimetière perturbé et marqué par la maladie ?

Comparaison entre les plans du cimetière huguenot du XVIIe siècle à Saint-Maurice, Val-de-Marne, et le plan de pestiférés de la fin du XVIe siècle à Lambesc, Bouches-du-Rhône.

Comparaison entre les plans du cimetière huguenot du XVIIe siècle à Saint-Maurice, Val-de-Marne, et le plan de pestiférés de la fin du XVIe siècle à Lambesc, Bouches-du-Rhône.

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Bizot et al., 2005, p. 15

Cécile Buquet-Marcon : Je crois que sur six ou sept individus prélevés, trois seulement ont montré des traces d’ADN de la peste. On n’est donc pas vraiment dans le contexte d’un cimetière épidémique. À Lambesc, qui est un cimetière d’épidémie, il n’y a pas de sépultures de masse comme on pouvait s’y attendre. Ce sont des sépultures pour la plupart individuelles. On a trouvé d’autres données qui indiquent que la peste est alors récurrente, mais aussi que le XVIIe siècle est une période extrêmement difficile en termes de climat. C’est la « petite glaciation ». La Seine gèle plusieurs semaines pendant l’hiver, ce qui a des conséquences assez importantes sur le ravitaillement, en produits frais notamment. À Saint-Maurice, il y a ainsi beaucoup plus de cas de rachitisme dans la population immature ou adulte que de peste.

S’il y a des cas de peste dans la communauté protestante de Charenton-Saint-Maurice, comment se fait-il qu’on ne soit pas dans le contexte d’un cimetière d’épidémie ?

Cécile Buquet-Marcon : Les quelques données que l’on avait en 2005 sur le sujet indiquent qu’ils étaient organisés, avec une quarantaine locale. Ce n’est pas le même contexte que celui de la grande peste qui a décimé l’Europe mais quelque chose qui s’apparenterait à la grippe saisonnière. Par exemple, actuellement, le coronavirus se transmet très facilement, parce que c’est la première fois que l’homme est en contact avec lui. Est-ce que dans 20 ans, 50 ans, 200 ans, il ne pourra pas revenir tous les hivers comme la grippe ? Celle-ci est très meurtrière, mais elle est un peu plus bénigne aujourd’hui, comme la varicelle. La varicelle a un taux de contamination beaucoup plus fort que le coronavirus, et pourtant, elle est relativement bénigne. Je ne dis pas que la peste était bénigne, mais l’immunité relative, jointe à des gestes de confinement très locaux, pouvait éviter des grandes contaminations. Enfin, on ne sait pas si les individus pour lesquels on a retrouvé des signes de la peste en sont morts ou s’ils ne sont pas morts d’autre chose. Et nous ne sommes pas assurés inversement que les trois individus pour lesquels rien n’a été trouvé n’avaient pas de pathologie. Il faut rester très prudent dans le maniement de ce type d’hypothèses.

Fémur droit en vue antérieure(fait 161) montrant une probable ostéomyélite de la métaphyse distale

Fémur droit en vue antérieure(fait 161) montrant une probable ostéomyélite de la métaphyse distale

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D. Barrau, Service Archéologie du Val-de-Marne


Vous pensiez au départ qu’il y avait une assez grande différence entre catholiques et protestants. Vous avez modifié votre hypothèse relativement récemment ?

Cécile Buquet-Marcon : Nos premières conclusions s’accordaient avec ce que nous connaissions du dogme huguenot. On n’a pas trouvé de matérialisation de la tombe ni d’indices d’une volonté de maintenir l’intégrité de la tombe. Les tombes sont recoupées très rapidement, ce qui signifie un temps de l’oubli rapide. Très peu d’objets sont associés aux défunts. Tout cela concorde avec le dogme protestant. Ensuite, il a bien fallu reconnaître, même sans avoir d’a priori, que les défunts étaient pour la plupart en linceul et en cercueil, ce qui ne donne aucun indice sur le caractère ostentatoire ou pas du rite funéraire. C’est un mode d’architecture funéraire et de mise en bière qui pouvait seulement détonner avec ce que l’on connaissait d’individus enterrés directement dans la terre. Or, en réalité, il n’y a pas eu, ou très rarement, de sépultures en pleine terre, et encore moins durant tout le Moyen Âge.

Détail du couvercle recouvrant les jambes de l’individu 114.

Détail du couvercle recouvrant les jambes de l’individu 114. 

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Inrap


Le fait que le bois ne se conserve pas a fait naître l’idée que la sépulture était en pleine terre. À Charenton, la question qui se pose est plutôt : est-on uniquement dans le cadre de cercueils, donc de boîtes qui permettent le transport du corps, ou est-on dans le cadre de coffrages bâtis dans la fosse elle-même, faits de trois fois rien, moins solides et plus accessibles ? Pour la plupart, on a identifié des formes contraignantes pour le corps, ce qui plaide pour des cercueils. 80 % des sépultures ont montré soit des traces de bois soit des traces taphonomiques de l’existence d’un cercueil, lequel était en bois de conifère. C’est beaucoup.

Vue de la sépulture 275

Vue de la sépulture 275

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Cécile Buquet-Marcon, Inrap

Est-ce que ce mode d’inhumation en cercueil nous donne une indication sur le statut social des défunts ?

Cécile Buquet-Marcon : A-t-on à Charenton toutes les couches de la population protestante, ou des personnes qui ont un peu de moyens, des artisans, des négociants, des bourgeois, a fortiori s’il existe d’autres lieux parisiens pour être enterré ? A-t-on toute la population ou seulement la plus aisée ? Existait-il, en cas d’incapacité financière du défunt ou de sa famille, une prise en charge par la communauté pour offrir le cercueil ? On trouve de tels indices à la Rochelle liés à des textes, mais le cimetière catholique du Carreau du Temple où il y a aussi beaucoup de cercueils semble indiquer que les protestants n’étaient pas les seuls. Les deux communautés, catholique et protestante, pourvoyaient-elles à tout le monde, et plutôt qu’un trait du communautarisme protestant, ne s’agit-il donc pas encore une fois d’un trait de l’époque ?

La prothèse occulaire du XVIIe siècle, issue de la sépulture 280

La prothèse occulaire du XVIIe siècle, issue de la sépulture 280

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Didier Barrau, CG94

Avez-vous bénéficié de travaux d’historiens en particulier ?

Jean-Yves Dufour : En France, il n’y avait pas de publication sur le sujet, mais les protestants ont fait un travail important sur leur mémoire depuis le XIXe siècle. À Charenton, qui était le temple phare de la communauté parisienne, le pasteur Panier, dès le tout début du XXe siècle a fait un travail de carte archéologique. Il a visité les lieux, essayé de reconstituer l’emplacement du temple démoli, avec les plans et les bâtiments qu’il a vu en 1900. Il fallait vraiment être impliqué dans son histoire pour faire cela à cette époque. Le pasteur a publié son travail dès 1904-1906, dans les mémoires de la Société d’histoire du protestantisme français.

Est-ce que l’archéologie corrige un peu l’histoire ?

Jean-Yves Dufour : Tout à fait. Elle la corrige. On pensait trouver des gens austères et très scrupuleux vis-à-vis du dogme et nous sommes arrivés à un résultat contraire. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de publier cet ouvrage dans une collection d’historiens, « La vie des Huguenots », une collection de la librairie Honoré Champion, consacrée au monde protestant. C’est un sujet qui touche très largement les historiens du XVIIe, les historiens du culte en général, les historiens de la religion et pas seulement les archéologues. Nous avons souhaité ouvrir nos informations à ce monde-là et ce sont deux historiens qui ont préfacé l’ouvrage.

Vue du chantier en cours de fouille

Vue du chantier en cours de fouille

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Rachid El Hadjaoui, Inrap

Jean-Yves Dufour, responsable de la fouille et directeur de la publication, est archéologue médiéviste et moderniste à l’Inrap et membre de l’équipe Archéologies environnementales au sein de l’UMR 7041.
Cécile Buquet-Marcon (PhD) est anthropologue à l’Inrap et chercheur rattachée à l’UMR 7206 Eco-Anthropologie et Ethnobiologie. Elle a mené la fouille et l’étude des vestiges anthropologiques.
Djillali Hadjouis (Dr, HDR) est paléontologue et paléoanthropologue, rattaché au Service archéologie du Conseil départemental du Val-de-Marne et membre de l’UMR 5288. Il a étudié les paléopathologies de la population inhumée sur ce site.
  • Jean-Yves Dufour, Cécile Buquet-Marcon, Djillali Hadjouis. Les fouilles archéologiques du temple et du cimetière huguenot de Charenton. Honoré Champion, 320 p., 2019, Vie des Huguenots, 9782745352934. ⟨hal-02504294⟩ 
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