Émissions de radio
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Mis à jour le
13 décembre 2021
Collection
Carbone 14

Pour découvrir l’archéologie d’aujourd’hui, ses sciences connexes, mais aussi approcher et décrypter ce que la discipline recouvre de concepts, de modèles, Carbone 14, le magazine de l'archéologie, retrace les avancées de la recherche française et internationale et parcourt terrains, chantiers et laboratoires. Une émission à écouter chaque samedi, de 19 h 30 à 20 h sur France Culture et à réécouter sur Inrap.fr.

Avec Nathalie Mauriac, directrice de recherche au CNRS (laboratoire ITEM - Institut des Textes Et Manuscrits modernes), arrière-petite-fille du docteur Robert Proust, frère de Marcel, et petite-fille de François Mauriac, Alain Schnapp, archéologue, professeur émérite à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et ancien directeur général de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA), Anne-Laure Sol, conservatrice en chef du Patrimoine, responsable des collections peintures du Musée Carnavalet-Histoire de Paris.

L’archéologie peut-elle être une des clefs de lecture majeures de l’œuvre de Marcel Proust, notamment A la recherche du temps perdu ? Très certainement !

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Manuscrit de l'incipit d'"A la recherche du temps perdu" - Marcel Proust (1913)

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• Crédits : Gallica / BNF


Afin de cerner cette étonnante et novatrice approche autour de Marcel Proust et l’archéologie, une chercheuse proustienne, entreprend de fouiller l’œuvre, un archéologue observe celle-ci, à l’aune de sa discipline.


Alain Schnapp "On sait que Proust a construit une esthétique de la mémoire qui est la mémoire des mots et la mémoire des pierres. Il a une conscience aiguë du rapport de l'un à l'autre."


Tout un chacun a eu loisir de lire la première phrase de Du côté de chez Swann : Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Ce que nous révèle Nathalie Mauriac est tout autre. Les épreuves de 1913 mettent en lumière la présence de l’archéologie dès l’incipit du premier livre d’A la recherche du temps perdu : « Longtemps je me suis couché de bonne heure Pendant bien des années, le soir, quand je venais de me coucher, je lisais une/quelques pages d’un Traité d’[A]rchéologie Monumentale qui était à côté de mon lit ; ». Pourquoi cette présence, puis cet effacement ? (cf. photo ci-dessus).
 

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Incipit d'A la recherche du temps perdu (gros plan) avec les ratures et corrections de Marcel Proust (1913).

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• Crédits : Gallica / BNF

Nathalie Mauriac Dyer "Proust a eu beaucoup de mal à trouver son incipit, la toute première phrase "Longtemps, je me suis couché de bonne heure." Il lui a fallu des années pour la trouver, la mettre au point. Mais la présence possible de l'archéologie, là, tout de suite, dans le cœur de l'incipit, c'est quelque chose qui était presque un manifesto, je dirais, et on peut se demander pourquoi il l'a enlevé. C'était peut-être, justement, trop présent, trop puissant."
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Le temple de l'amitié caché entre les rues Jacob et Visconti, à Paris, que fréquentait Marcel Proust.

• Crédits : © Christian Chevalier

Nathalie Mauriac Dyer "Il me semble que si Proust efface ce traité d'archéologie, c'est peut-être parce qu'il veut cacher ce rapport très intime qu'il a avec l'archéologie. Non pas l'archéologie institutionnalisée, celle qui met au jour des monuments et des pièces diverses, mais une archéologie intérieure."
L’Égypte ancienne, l’Assyrie, la Grèce archaïque, mais aussi l’Acropole, Cnossos, Pompéi, le monde celte… infusent À la recherche du temps perdu et servent à caractériser les visages, les corps, les gestes. Il y a pour Proust une survivance du passé dans le présent, une archéologie lisible à fleur de peau. La grand-mère agonisante est une sculpture préhistorique, la parentèle juive de Swann a l’air de descendre d’une frise assyrienne, M. de Charlus chassé d’un salon mondain prend l’attitude éternelle de la nymphe en proie à la terreur panique, les Parisiennes qui fuient les bombardements sur Paris emportent leurs perles comme les Pompéiens lors de l’éruption du Vésuve les vases sacrés.
Mais le temps se stratifie aussi de manière individuelle. Il y a pour le jaloux la douloureuse énigme des profondeurs d’autrui. Il y a pour chacun sa stratigraphie intime, qu’il se doit d’explorer, de fouiller : le narrateur prône une archéologie de soi-même. Mais où fouiller ? Dans l’épisode fondateur de la madeleine c’est une rencontre, un hasard au sein du quotidien le plus banal qui décide de la remontée du passé : quelque chose « se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; […] cela monte lentement », on « éprouve la résistance […] des distances traversées ». « Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? » Parfois il remonte, on atteint au « livre intérieur [des] signes inconnus » 
Mais une géologie intempestive concurrence l’ordonnance archéologique : « Notre “moi” est fait de la superposition de nos états successifs, mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. » À la fin du livre, dans un dernier soulèvement des couches accumulées, c’est comme si le temps lui-même surgissait de la terre, le « temps incorporé », « ce passé qui descendait déjà si loin, et que je portais si douloureusement en moi », élevant les hommes, les pourvoyant de ces échasses de plus en plus hautes, dont ils finissent par tomber

Un archéologue de terrain pourrait se retrouver aisément dans le titre « À la recherche du temps perdu ». C’est en 1913 seulement que Proust l’invente, sur les placards d’imprimerie du premier volume. Coïncidence peut-être, au même moment, dans l’incipit, il remplace le « journal » que lisait son narrateur par « un Traité d’Archéologie monumentale », puis « un Traité d’Archéologie ». Mais bientôt il ne restera plus là qu’un simple « livre », qu’il y soit question d’« une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint ». Effacer, c’est aussi une manière de reconnaître sa dette. 
"Il n'y a aucun doute sur le fait qu'il se soit beaucoup intéressé à l'archéologie. Il y a même une lettre, de 1905, où il dit qu'il a été intoxiqué par Ruskin. Et il ajoute "Et par l'archéologie AUSSI !". Donc, c'est un aveu évident dans "la recherche du temps perdu", il y a beaucoup d'allusions aux découvertes archéologiques du temps."
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Chambre de Marcel Proust (vue générale) au Musée Carnavalet-Histoire de Paris

 

• Crédits : © Antoine Mercusot


Une Archéologie du lit de Marcel ? 

Dans cette pérégrination archéologico-proustienne, une visite de la chambre de Marcel est entreprise, afin d’entrevoir si une archéologie de l’objet proustien pourrait être envisageable.  Anne-Laure Sol, conservatrice en chef au Musée Carnavalet-Histoire de Paris, présente le lit de Marcel, lieu privilégié d’écriture et sur lequel devaient flotter des volutes de fumée issues des cigarettes pour asthmatiques.  
 

Vue du lit de Marcel Proust (Musée Carnavalet-Histoire de Paris)

Vue du lit de Marcel Proust (Musée Carnavalet-Histoire de Paris)

• Crédits : © Pierre Antoine

Anne-Laure Sol "Le lit de Marcel Proust, c'est tout un monde, puisque c'est effectivement là que l'écrivain s'est progressivement replié pour écrire "À la recherche du temps perdu". Et il a mené dans ce lit, une existence extrêmement intense de créateur, bien sûr, mais c'est également l'endroit où il a soulagé ses souffrances en inhalant quotidiennement de la poudre Legras, pour lutter contre les crises d'asthme dont il était extrêmement affecté. Quand ce lit aux montants de laiton a été restauré, les relevés de restauration ont mis au jour un certain nombre de scories sur les montants du lit qui correspondaient à des sortes de dépôts de poudre Legras."

Samedi 31 août 1901, Marcel Proust adresse une lettre à sa mère « Hier, après que je vous aie écrit, je fus victime d’une crise d’asthme et d’un écoulement nasal intarissable, ce qui m’obligea à doubler le nombre de cigarettes antiasthmatiques que j’achetais à chaque débit de tabac. Et, le pire, je ne parvins à me coucher avant midi, après d’interminables fumigations (…) Récompensée à l’exposition universelle de 1900, la cigarette Louis Legras, est à base de datura, une violente plante hallucinogène, « l’herbe du diable » qui peut entrainer la dilatation des pupilles, confusion, hallucinations, cigarettes interdites après maints accidents dans les années 1992. 


Avec Nathalie Mauriac, Directrice de recherche au CNRS (laboratoire ITEM - Institut des Textes Et Manuscrits modernes), arrière-petite-fille du docteur Robert Proust, frère de Marcel, et petite-fille de François Mauriac. 
Alain Schnapp, archéologue, Professeur émérite à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et ancien Directeur général de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA).
Anne-Laure Sol, conservatrice en chef du Patrimoine, responsable des collections peintures du Musée Carnavalet-Histoire de Paris. 

Alain Schnapp "J'ai eu la chance de diriger une fouille importante d'une forteresse grecque au sud de l'Italie, et pendant que je dirigeais cette entreprise, j'étais un peu seul, avec deux ou trois étudiants et un architecte. Un de mes délassements était de lire "La recherche" durant les trois ou quatre mois qu'ont duré cette fouille."
"Proust vivait dans un milieu cultivé où il pouvait croiser des universitaires. Et il n'y a pas de doute qu'il avait l'expérience de la lecture du travail archéologique, même s'il avait, vis à vis de ce travail une critique que partagent pas mal d'écrivains de son époque."
"Il y a chez Marcel Proust une curiosité pour l'histoire et l'archéologie en général, qui fait qu'il est extrêmement bien informé et qu'il prend ses exemples aussi bien dans l'Orient que dans la tradition classique ; il a une vision très ample de ce qui arrive dans la recherche archéologique. Pour lui, c'est un matériau qui lui sert à composer et à donner une gravité plus forte à sa réflexion sur la mémoire et l'oubli."


Pour en savoir (encore) plus

 
Compléments bibliographiques


« Proust à Cnossos ou le cosmopolitisme archéologique… », de Sophie Basch, in Du côté de chez Swann ou le cosmopolitisme d’un roman français, (éd. Antoine Compagnon et Nathalie Mauriac Dyer, Paris, Champion, 2016).


« Renaissances proustiennes » d'Antoine Compagnon, in Proust, 1913, Genesis, n° 36, 2013, PUPS. « Le “profil assyrien” … », Études de langue et littérature françaises (Kyoto), No. 28, 1997.


« Bidou, Bergotte, la Berma et les Ballets russes… » de Nathalie Mauriac Dyer, in Proust, 1913, Genesis, n° 36, 2013, PUPS.

Elle a récemment édité Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, de Proust (Gallimard, 2021).

Nathalie Mauriac Dyer "Il nous manquera toujours un manuscrit et il y aura toujours un chaînon manquant. Donc, avec les 75 feuillets, on pense qu'on a trouvé UN gros chaînon manquant, mais ce chaînon manquant fait apparaître tous les autres chaînons manquants que l'on ne retrouvera peut-être pas et qui n'ont peut-être jamais existé non plus, parce que l'on imagine aussi des manuscrits qui n'existent peut-être pas !"
Année :
2021
Durée :
30 min
Année :
2021