Archéologue à l’Inrap, Benjamin Saint-Jean Vitus revient sur son dernier ouvrage, Tournus, l’abbaye Saint-Philibert. À la découverte d’un grand site du Moyen Âge (coédition SAAST/Inrap, juin 2019).

Dernière modification
23 août 2019

Archéologue, ingénieur chargé de recherches à l’Inrap, Benjamin Saint-Jean Vitus a beaucoup travaillé à l’abbaye de Tournus, qui a fourni une part de sa thèse de doctorat. Son dernier ouvrage, Tournus, l’abbaye Saint-Philibert. À la découverte d’un grand site du Moyen Âge (coédition SAAST/Inrap, juin 2019), est à vocation touristique : il offre au visiteur une exploration rénovée de ce site aux multiples facettes.

D’où est venu ce projet de livre ?

C’est un projet ancien. Je travaille sur l’abbaye de Tournus depuis 1989. J’ai fini par intégrer ce site à ma thèse de doctorat, qui concernait aussi l’ensemble de la ville jusqu’au XIVe siècle. Mais comme archéologue, je n’ai jamais cessé d’intervenir sur place. Dans ce contexte, j’ai contribué à la formation des guides-conférenciers. C’est un site très fréquenté : le Comité régional du tourisme le place en 10ème position des monuments les plus visités en Bourgogne-Franche-Comté, avec 200 000 visiteurs en 2018. Or, pour le public comme pour les guides, il n’existait pas d’autre ouvrage récent sur cette abbaye que des thèses, des articles spécialisés ou des plaquettes de quelques pages. Et l’essentiel se concentrait sur son église romane.
Ainsi est née l’idée d’un guide de taille intermédiaire, intégrant des données récentes mais accessible à tous, pour un prix abordable. Ce projet m’intéressait, fournissant l’occasion de partager mes connaissances avec le public le plus large.
Cet ouvrage n’est pas uniquement archéologique. Il traite de tout le site, on y trouve des encarts et des anecdotes, et les illustrations sont abondantes (plus de 300 au total, sur 176 pages de format 17x 24 cm). Disons que j’ai cherché à aider le visiteur à déchiffrer cet ensemble complexe, à travers un de ces petits livres très illustrés que l’on consulte par petits bouts sur place, et qu’on relit ensuite à son retour chez soi.

Votre livre embrasse tout le site de l’abbaye, et pas seulement l’église Saint-Philibert ?

Oui, on fait souvent une confusion à ce sujet. On dit « l’abbaye », mais c’est pour désigner sa seule église, anciennement « abbatiale » ; et le reste du site est ignoré ou mal compris. Or l’intérêt de ce site est aussi de conserver des vestiges parlants de tout l’ensemble monastique médiéval, dans une relation encore très suggestive avec les espaces alentour. Sur sa butte dominant la Saône, il y a bien sûr l’église Saint-Philibert, mais il y a aussi les restes du cloître et de bâtiments divers, et d’une enceinte de plan elliptique dotée de plusieurs tours, avec encore deux chapelles extérieures. 50 à 100 moines devaient y vivre aux XIe-XIVe siècles, avec peut-être autant de domestiques. En outre, l’autorité du monastère s’étendait sur toute la ville adjacente, et au-delà, sur un réseau de plus de 200 dépendances à travers la France.

Comment s’organisait l’espace du monastère au Moyen Âge ?

Pour les XIe-XIVe siècles, on pourrait le schématiser par une série de cercles concentriques, du plus sacré au plus profane. Au centre, il y aurait l’autel majeur de l’église, entouré par le chœur et les parties de l’église réservées aux moines. Puis d’un côté (au sud), il y aurait le cloître, lieu de vie des moines ; et sur les trois autres côtés, différentes aires de cimetière. Le monde laïc graviterait autour : fidèles et pèlerins se pressent devant l’église, les visiteurs s’activent surtout à l’ouest près de l’entrée du monastère, et les domestiques s’affairent un peu partout. Tout le monde n’a pas le droit d’aller partout. Une enceinte fortifiée ferme le tout, percée d’une porte à l’ouest devant l’église. À l’extérieur s’étendaient des cultures au nord, et la ville au sud et à l’est le long de la rivière. Certains éléments ont disparu, d’autres ont été repérés en fouille.

Les moines vivaient-ils confinés à l’intérieur du cloître ?

Disons que le cloître était leur centre de vie, mais qu’ils avaient l’occasion d’en sortir. À Tournus, l’espace correspondant a été maintes fois repris depuis le XIe siècle, avec des destructions partielles et des restaurations ; mais il reste très évocateur. On reconnaît à l’est une partie du dortoir collectif à l’étage, en relation directe avec le sanctuaire de l’église, à l’origine. En-dessous est conservée la salle du chapitre, ouverte sur le cloître, où les moines se réunissaient chaque matin. Au sud s’étend toujours le réfectoire où ils prenaient leurs repas en commun. L’aile ouest est bien conservée, à commencer par le petit local du parloir, rarement préservé dans ce genre de site, à la jonction de l’église et du cloître. Il mettait en relation le cloître et les moines avec le monde extérieur. Le reste était occupé par le cellier, qui abritait réserves alimentaires et tonneaux de vin : davantage tourné vers le monde extérieur, il était accessible depuis la cour d’entrée occidentale. Les moines s’en occupaient et s’y rendaient, mais il était sans doute très fréquenté par les domestiques. À son extrémité sud, devant l’entrée du réfectoire et en relation directe avec lui, se dressait la cuisine du XIIe siècle, ouvrant initialement sur trois côtés sur les cours adjacentes. Elle a été rasée au XVIIe, mais une fouille a pu la faire revivre, livrant des données passionnantes sur le quotidien et l’alimentation des occupants des lieux. On est là plutôt dans le domaine des domestiques, mais les moines n’en étaient pas absents.
Bien d’autres bâtiments existaient dans l’enclos au Moyen Âge. Et vers l’est, une porte secondaire permettait de rejoindre la Saône, d’où remontaient provisions ou voyageurs. Les moines empruntaient au moins occasionnellement ce passage, vital pour l’abbaye. Enfin, ils fréquentaient aussi les champs et jardins qui s’étendaient au nord de l’enceinte, où se dresse encore une petite chapelle où ils pouvaient prier et où les processions pour la bénédiction des récoltes marquaient une station. Et côté ville, c’étaient encore les moines qui desservaient initialement la chapelle du cimetière des habitants de Tournus.

De quelle façon la distinction entre le monde ecclésiastique et le monde laïc affecte-elle l’église abbatiale ?

Pour les XIe-XIIe siècles, cette séparation est illustrée par la présence d’une « avant-nef » à l’ouest, à l’entrée de l’église, sur laquelle elle ouvrait par trois arcs. La porte centrale pouvait être fermée à certaines occasions, isolant la nef des moines. Dans ces moments, les non-moines devaient se tenir dans cette sorte d’antichambre, appelée « Galilée » au Moyen Âge – un nom censé évoquer un lieu d’accès au Paradis, ce qui aura justifié un usage funéraire de cet espace, à l’attention de laïcs privilégiés. En tout cas, cette « Galilée » attire les tombes des laïcs, qui se pressent sur ses pourtours extérieurs aux XIe-XIIIe siècles, comme l’ont montré nos sondages.

Quelle était l’importance des pèlerinages, et quel parcours faisaient les fidèles et pèlerins dans l’église ?

Tournus est avant tout un site de pèlerinage. Depuis le VIe siècle au moins, on y vénère la tombe du martyr Valérien. Tout autour s’est développé un vaste cimetière mérovingien, attesté par nos sondages. En 875, l’établissement est donné aux moines qui transportent les reliques de saint Philibert depuis l’île atlantique de Noirmoutier, fuyant les invasions normandes. Ils ont avec eux d’autres reliques, notamment de la Vierge. Toutes ces reliques suscitent la ferveur. Leur culte explique en partie l’architecture de l’église. Par exemple, on sait qu’au XIe siècle, un buste-reliquaire de saint Valérien est présenté dans la crypte. Au XVIe siècle, les restes de saint Philibert sont dans le chœur supérieur ; mais tout cela a évolué dans le temps. Et il n’est pas exclu qu’au XIIIe siècle, la pose de la mosaïque représentant un calendrier zodiacal, que nous avons fouillée en 2002, ait été liée à une de ces nouvelles présentations.
Donc les pèlerins, une fois traversée la Galilée, devaient circuler dans les vastes bas-côté de la nef pour approcher le sanctuaire, la crypte et leurs déambulatoires.

Le site médiéval que vous décrivez n’est-il pas un peu caché aujourd’hui ?

En partie. L’abbaye était en net déclin au XVIe siècle, elle ne s’est pas vraiment remise des guerres de Religions. En 1627, elle a été transformée en collège de chanoines : or ces religieux ne vivaient plus en commun. C’est ainsi qu’une partie du cloître et des bâtiments a été transformée en maisons. Mais certains bâtiments ont été rasés : la cuisine médiévale, par exemple. Et d’autres modifications sont intervenues : ainsi, le réfectoire des moines a été transformé en pressoir au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle se sont installées d’autres maisons, et des usines. Plusieurs bâtiments actuels sont en réalité des constructions médiévales rhabillées, et l’aspect actuel du cloitre remonte aux restaurations des années 1950.
Donc une partie de mon travail d’archéologue a été de retrouver l’état médiéval des constructions derrière leur aspect actuel. Et bien sûr, les vestiges repérés en fouille, traversant toute la chronologie depuis l’Antiquité tardive, ne sont pas plus visibles.

L’évolution du site est complexe. Comment la faire comprendre à vos lecteurs ?

Cela posait problème, en effet. Il fallait combiner parcours à travers le site, et décorticage archéologique rendant compte de son évolution chronologique. Après discussion avec Jean Duriaud, qui a coordonné l’édition du livre pour la Société des Amis des Arts et des Sciences de Tournus, nous avons opté pour un découpage chronologique simplifié. Après une rapide présentation générale (qui peut suffire à un lecteur pressé), un premier chapitre rassemble tout ce qui précède l’an mil, et dont on ne voit plus de témoin en élévation. Puis les trois principaux chapitres illustrent trois grande périodes, chacune par un parcours en boucle à travers le site, se terminant à chaque fois à l’amorce de la boucle suivante - elle-même un peu plus large que la précédente.
Ainsi, le premier parcours traverse le XIe siècle, en se concentrant sur l’église et le cloître. Le deuxième regroupe les XIIe et XIIIe siècles, élargissant la boucle autour du cloître. Enfin, le troisième s’étend des environs de 1300 à la Révolution : repartant de l’église, il longe l’enceinte de l’intérieur, et s’achève sur les maisons des chanoines.
Chacun de ces parcours, souligné par une couleur, est résumé par un plan au revers de la jaquette du livre, avec renvois aux pages concernées dans le texte. Mais tout au long du texte, d’autres indications offrent des raccourcis d’une section à l’autre ; et des encarts autorisent des pauses, ou une lecture par petits bouts. L’idée est de permettre différents usages de ce livre, et tous les parcours transversaux, « à la carte », que le lecteur désire.

Est-ce qu’il reste beaucoup à fouiller à Tournus ?
 

Oui, bien sûr. Bien peu a été fait jusqu’à présent. Souvent les niveaux médiévaux affleurent, et à 2 m de profondeur, le fond de la stratigraphie n’a pas été atteint. Les témoins de l’histoire du site sont en place depuis l’Antiquité tardive. Mais comme souvent en milieu urbain, tout cela a énormément souffert, et continue de souffrir, de l’accumulation de tranchées de réseaux et de travaux divers, qui à chaque fois peuvent paraître anodins. Le site est donc potentiellement riche, mais en réalité déjà fragilisé.
D’une manière générale, pour tout projet d’aménagement à venir, qu’il concerne les sols ou les élévations, il me paraît indispensable de prendre en compte le site dans son ensemble. 

Tournus, l’abbaye Saint-Philibert. À la découverte d’un grand site du Moyen Âge , Benjamin Saint-Jean Vitus
176 pages, format 17 x 24 cm, 343 photos ou dessins
Éditions de la SAAST/Coédition INRAP​
13 € TTC, ​ISBN : 978-2-9568465-0-5
Pour savoir comment se procurer le livre de Benjamin Saint-Jean Vitus, consulter la page d'accueil du site de la SAAST.