L'archéologue François Renel (Inrap) revient sur les apports des fouilles menées par la mission archéologique française de Pétra qui ont permis d'apporter de nouvelles connaissances sur la ville nabatéenne.

Dernière modification
25 mars 2020

La mission archéologique française de Pétra mène depuis 1999 l’étude du sanctuaire du Qasr al-Bint et ses abords sous la direction de François Renel. Cette mission s'inscrit dans le cadre d'un programme plus vaste, dirigé par Laurent Tholbecq de l’Université libre de Bruxelles et relevant des programmes du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères via la Commission des fouilles. Elle fonctionne en partenariat avec le Cnrs (UMR 7041 ArScAn), avec la participation et le soutien de chercheurs de l’Ifpo (Institut français du Proche-Orient), l’ambassade de France en Jordanie ainsi que des collègues du Département des Antiquités de Jordanie. Elle bénéficie en outre, depuis 2016, du Label Archéologie de l’Académie des inscriptions et Belles Lettres.

Quel est le programme de la mission archéologique française à Pétra ?

Nous fouillons la partie cultuelle, située dans le centre-ville, c’est-à-dire le temple majeur dit « Qasr al-Bint », avec son enceinte sacrée ou téménos, ainsi qu’un probable bâtiment à usage de banquets, accolé au temple. Ce programme architectural a été mis en œuvre pendant la période nabatéenne classique, sous le règne du roi Arétas IV (de -9 à 40 de notre ère) ou peut-être déjà sous celui de son prédécesseur Obodas III (de -30 à -9 avant notre ère). Le bâtiment de banquets a perduré jusqu’à l’annexion romaine, en 106 de notre ère, et le temple est resté en usage au moins jusqu’au IIIe siècle.
 

La fouille est-elle uniquement centrée sur la partie cultuelle ?

La spécificité de la zone cultuelle que nous fouillons, en contrebas des escarpements rocheux, est d’être située dans la cuvette du Wadi Musa, la « rivière de Moïse », aux crues dévastatrices, ce qui a conditionné toute la topographie de ce secteur. C’est la seule zone plane de Pétra. Nous nous employons à comprendre l’aménagement et la chronologie du temple, qui est un des bâtiments les plus emblématiques de Pétra, mais comme il s’avère que la cuvette du Wadi Musa est aussi l’un des plus anciens noyaux d’occupation de la ville, la problématique archéologique de la fouille s’est naturellement développée de façon diachronique. Le public s’arrête toujours au règne d’Aretas IV, sous l’ère duquel les principaux temples et tombeaux ont été construits. On ne regarde que les façades des tombeaux royaux, sans comprendre qu’il s’agissait d’une cité-capitale d’au moins 20 000 habitants, dont l’histoire s’étend sur plus d’un millénaire. Pendant longtemps, les archéologues ont fait émerger des temples et des églises, mais pas les rues et l’habitat. On ne connaît aujourd’hui que 6% de la ville...

À quand remonte la naissance de la ville de Pétra ?

En fouillant la zone du temple, nous avons eu la surprise de découvrir les vestiges d’une phase pré-monumentale datant de la période hellénistique. Il semble que sous le Qasr al-Bint, un premier temple ait été érigé entre le IIe et le Ier siècle avant notre ère. Sous le téménos nabatéen, nous avons effectué des sondages stratigraphiques et mis au jour des noyaux d’habitats et des terrasses agricoles remontant au IVe et IIIe siècles avant notre ère. Ces vestiges contredisent ce qu’on dit les auteurs anciens, notamment Diodore de Sicile qui en 312 avant notre ère évoquait un peuple de nomades. Les fouilles ont révélé des éléments de bâti et des matériaux de grande qualité : des sols dallés, des murs enduits et de la brique crue, matériau surprenant dans cet environnement pourtant saturé par le grès. Nous avons aussi trouvé beaucoup d’éléments d’importation, comme des amphores rhodiennes et de la céramique grecque à vernis noir qui témoignent déjà d’un haut niveau de qualité de vie et d’une bonne intégration de Pétra aux réseaux commerciaux « mondiaux » des IIIe et IIe siècles avant notre ère.

Quelles sont les principales phases de développement de la ville ?

La phase antique ou classique de Pétra s’étend de la période hellénistique du Ve-IVe siècle avant notre ère jusqu’à la mort de Rabbel II, le dernier roi nabatéen, en 106 de notre ère. Globalement, le royaume nabatéen s’est développé à la mort d’Alexandre le Grand (323 avant notre ère) à l’intérieur d’une grande zone tampon située entre la Syrie et l’Égypte. Sa subsistance et sa prospérité ont été assurées par le commerce caravanier avec l’Arabie Heureuse (Arabie du sud), l’Égypte, la Syrie et la Méditerranée. Dès le Ier siècle de notre ère, la monarchie nabatéenne est déjà une « monarchie cliente » de Rome.
À la mort de Rabbel II, en 106 de notre ère, le royaume est annexé par Trajan et il est intégré à la nouvelle Province d’Arabie. Les textes ne nous informent pas beaucoup sur les circonstances de cette transition, mais le monument impérial, récemment découvert dans l’emprise du téménos, donne une mesure de ce changement. Au début de notre ère, le temple Qasr al-Bint avait exigé l’aménagement du téménos et de la cuvette selon un axe cultuel nord-sud. En construisant un monument de propagande impériale de 20 m de haut et une porte du téménos, les Romains ont modifié l’axialité de cette partie de la ville qui s’est développée sur un axe est-ouest, atténuant ainsi l’importance de l’espace cultuel. Bien que Pétra ait connu ensuite plusieurs phases d’occupation et de prospérité, pendant la période byzantine, puis médiévale et arabe, son déclin s’est amorcé dès la fin de la période romaine.


Quelles sont les causes de ce déclin ?

Elles sont multiples. Au IIIe siècle, les voies commerciales changent et passent désormais par Palmyre. Surtout, Pétra est située sur une zone à forte sismicité. Elle a connu plusieurs tremblements de terre, dont celui de 363, dont elle ne s’est jamais vraiment relevée. Les édiles n’ont plus eu les moyens de réhabiliter la ville et son réseau hydraulique. À partir de cette date, la plupart des monuments de la ville changent de destination et sont occupés de manière domestique, un peu à la manière de « squats ». Par exemple, le monument impérial romain a été désacralisé et on y a trouvé une unité domestique associant une cuisine et un atelier de tabletterie. Paradoxalement, en dépit de ces abandons, le mobilier de cette période témoigne d’une relative prospérité, notamment du point de vue des importations. L’importance des bétyles est indicative du maintien du culte païen jusqu’à la fin du IVe siècle.
En 419, survient un deuxième tremblement de terre qui semble coïncider avec le développement du christianisme. Un moine nestorien, Barsauma, venu à Pétra entre 419 et 423, évoque des raz de marée et des tremblements de terre comme des « miracles », qui font possiblement allusion au tremblement de terre de 419 et aux crues du wadi. L’Archéologie peine encore à donner une image fiable de la ville au cours de cette période. Trois ensembles ecclésiastiques se créent à l’est, sur l’autre rive du wadi. Les grands tombeaux sont réoccupés de manière domestique ou cultuelle, l’un d’eux, le Tombeau à l’urne devenant une cathédrale. À partir du Ve siècle, plus rien ne se construit dans le secteur du temple, sinon des murs de terrasses agricoles. La dernière occupation perceptible de ce secteur remonte à la période médiévale, aux premiers temps de la conquête arabe, entre le IXe et le XIe siècle. Des tombes ont été mises au jour devant le grand temple et sur son escalier. La grande porte du temple a été réduite, certains des murs reconstruits, peut-être pour créer une mosquée, l’ensemble laissant ensuite la place à une forteresse croisée installée en surplomb. Après la période médiévale, le site de Pétra a complètement disparu de la mémoire des Occidentaux.
 

Quand a-t-on redécouvert le site ?

C’est l’explorateur suisse, Jean-Louis Burckhardt, déguisé en bédouin, qui l’a redécouvert en 1812. Il en a vu d’ailleurs très peu de choses, à la différence des archéologues français, Léon de Laborde et Linant de Bellefonds, qui ont établi un campement sur le site en 1828, dressé une première cartographie de la ville et dessiné les principaux monuments. Située dans la zone ottomane, Pétra a été ensuite visitée surtout par des voyageurs allemands. Les premiers inventaires datent de 1905 et le premier relevé systématique de 1917. Après la guerre, dans les années 1920, le site devient une destination prisée du tourisme de luxe. L’agence Thomas Cook & Sons y établit un campement où Agatha Christie a séjourné entre 1931 et 1933 et qui a servi de cadre à l’un de ses romans, Rendez-vous avec la mort, publié en 1938. Ce campement a été racheté en 1943 par la famille Nazzal qui y a bâti un hôtel de onze chambres, devenu dans les années 1970 la « maison des archéologues ». Ce bâtiment désaffecté a failli être détruit, avant qu’on ne réalise qu’il faisait intégralement partie de l’histoire du site. Cet aspect touristique du site n’est certes pas le principal, mais il est très intéressant en termes d’archéologie moderne.

Le camp Thomas Cook implanté dans le secteur du temple. Carte postale des années trente, collection particulière.

Le camp Thomas Cook implanté dans le secteur du temple. Carte postale des années trente.

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Collection particulière.

La mission française est-elle parvenue à établir la chronologie du site ?

Nous avons obtenu beaucoup de résultats, mais c’est un site très complexe malgré sa renommée, qui demande une longue phase d’appropriation. Son histoire riche, avec une épigraphie lacunaire et un manque de données historiques, est par ailleurs ponctuée d’épisodes sismiques qui constituent autant de phases d’abandon et de destruction difficiles à associer à un évènement précis. Chaque zone fouillée se révèle un véritable casse-tête. Par exemple, la fouille du monument impérial a débuté en 1999, alors qu’il était à peine visible. Il y avait un monticule, une couche de deux à trois mètres de blocs, dont je pensais naïvement alors qu’il s’agissait de remblais modernes liés à construction de la route d’accès au « Nazzal Camp », alors qu’il s’agissait en réalité de toute la façade du monument en chute. Nous avons pu restituer la façade du monument par anastylose, c’est-à-dire étudié les blocs en position de chute pour retrouver leur place en élévation. Nous avons retrouvé des inscriptions impériales en relation avec l’édifice, puis la tête et la base d’une statue de Marc-Aurèle – une des rares existantes où on le voit représenté en toge –, que nous avons ensuite pu associer à une autre tête, beaucoup plus érodée, découverte anciennement dans le lit du wadi et qui s’est avérée être celle de l’empereur Lucius Verus. Nous avons compris que l’exèdre centrale du monument romain supportait ces deux statues monumentales, mais cela ne résout pas tous les problèmes. Contrairement à ce que l’on croyait au départ, la façade du monument impérial n’est pas entièrement tombée à l’occasion du tremblement de terre de 363, mais des blocs sont tombés à l’occasion de séismes ultérieurs. Les statues romaines que l’on a retrouvées sont-elles tombées du monument ou n’ont-elles pas été cassées ? Sinon, pourquoi les a-t-on retrouvées sous le niveau de démolition ? Mais aussi pourquoi trouve-t-on des couches de colluvions et de dépôt éoliens sous la couche d’effondrement de 363 ? Chaque découverte fait surgir de nouvelles questions sur la chronologie. Un autre problème que nous rencontrons réside dans le fait que le mobilier en céramique, qui est très abondant, a été longtemps le parent pauvre des recherches archéologiques menées à Pétra. Nous n’avions pas au départ un référentiel de céramique suffisant pour dater les niveaux que nous fouillons.

Où en sont les études sur le mobilier ?

Nous avons la chance d’avoir des ensembles clos qui ont livré de très beaux ensembles mobiliers sur une période qui s’étend du IVe siècle avant notre ère au Ve siècle après notre ère. Jusqu’au IIe siècle avant notre ère, le site a délivré beaucoup de vaisselle d’importation, d’Égypte, d’Arabie, de Rhodes et de Grèce, et très peu de vaisselle locale. À partir du IIe siècle avant notre ère, assez brusquement, le vaisselier change. Les Nabatéens produisent localement et en quantité une vaisselle de grande qualité en s’inspirant du répertoire de la koinè hellénistique. Nous avons recueilli et conservé plusieurs centaines de milliers de tessons que nous cherchons à remonter. Nous avons ainsi constitué un corpus unique de céramiques pour la période qui s’étend du Ier siècle avant au IVe siècle de notre ère, dont une très belle vaisselle fine, de 2 mm d’épaisseur. Pour les productions peintes, on observe une évolution des décors qui semble traduire, après un apogée au cours de la période nabatéenne, une perte des savoirs jusqu’à une sorte d’art « naïf », mais vers les IVe-Ve siècles, on observe paradoxalement le retour de beaux plats à décors estampés, provenant de Tunisie et témoignant d’une vitalité des échanges commerciaux.

Il faut souligner aussi la présence d’un mobilier très original, unique dans la région. Pour la période nabatéenne, nous avons découvert des lampes tabulaires à becs multiples et pour la période tardive, du IIIe au Ve siècle de notre ère, des lampes « tours » à plusieurs étages de becs avec des coupelles pour brûler l’encens. Nous avons aussi mis au jour, dans le « squat » situé derrière le monument impérial, un atelier de tabletterie, avec toute sa chaîne opératoire : plus de 500 rebuts en os, des ébauches pour fabriquer des cuillères, des aiguilles, des anneaux. Nous avons également trouvé des éléments d’archerie en os (pour renforcer des arcs) qui sont rarissimes. Les études sur le mobilier ont donc beaucoup avancé et elles fourmillent de nouvelles questions.

Comment le travail se déroule-t-il sur le terrain ?

La fouille relève d’un programme plus vaste d’études sur Pétra, dirigé par mon collègue belge, Laurent Tholbecq, professeur à l’Université libre de Bruxelles, et je dirige les recherches menées autour du Qasr al-Bint. Chaque année, avec mes collègues de l’inrap, du Cnrs et de l’Ifpo, associés à une équipe de 12 à 15 ouvriers, je travaille sur un nouveau secteur de la fouille et sur le mobilier céramique mis au jour. Ces campagnes sont soumises à de très fortes contraintes. Le site est inscrit depuis 1985 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui a eu entre autres pour conséquences l’interdiction de fouiller à l’aide de pelles mécaniques. Tout doit se faire à la main, alors que le site, situé en bas de pente, a amassé une couche importante de colluvions. Certaines parties du site sont recouvertes de cinq mètres de remblai, dont parfois deux mètres complètement stériles. Quand nous avons dégagé l’escalier du grand temple (2015-2018), nous avons dû évacuer à la main 150 m3 de gravas par an ! Un autre problème est que nous faisons de l’archéologie programmée dans un site très fréquenté par les touristes. Nous savons qu’il y a du bâti en dessous, mais il est impossible de fouiller ailleurs que dans les lacunes du dallage, ce qui a pour conséquence un certain arbitraire et une vision très partielle des états les plus anciens.

Votre pratique de l'archéologie préventive en France vous aide-t-elle à Pétra ?

Oui, beaucoup et, inversement, l’expérience accumulée en Orient permet d’appréhender les vestiges en Métropole sous des angles plus variés.  J’aborde ce travail exactement comme j’aborde un chantier d’archéologie préventive : dans un temps limité. L’objectif fixé dans le cadre de la mission doit être réalisé à l’issue de chaque fin de campagne. Outre le terrain, le mobilier est documenté, photographié et dessiné. Le développement de l’orthophotographie et de la 3D ont permis de faire des avancées énormes dans le relevé des vestiges, sans toutefois remplacer le dessin, qui oblige vraiment l’archéologue à analyser les vestiges, les hiérarchiser, le rendu ayant avant tout une part interprétative. Les pratiques et les méthodes de l’archéologie préventive par leurs aspects adaptatifs apportent beaucoup, car chaque nouveau sondage amène une nouvelle situation sur laquelle il faut intervenir vite. Inversement, cela peut amener des réflexions, des pistes, sur le travail que l’on mène en France.

Il y a aussi beaucoup d’éléments imprévus, parfois liés paradoxalement à un très bon degré de conservation, que l’on ne trouve pas dans les chantiers en France. Je pense en particulier au fait que pendant la période nabatéenne puis romaine et byzantine, un bâtiment en élévation a très bien pu coexister avec un bâtiment condamné et des « squats » et un « bidonville » tout autour, la notion d’espace public au Proche-Orient antique intégrant des concepts différents de ceux rencontrés en Gaule. Il y a dans ces pays des traditions persistantes dont nous nous sommes coupés et qui peuvent nous aider à comprendre des schémas de la pensée antique. Ainsi, dans la ville actuelle de Wadi Musa qui jouxte la Pétra antique, chaque colline s’est développée autour d’un noyau lié à une famille au sens large, à une tribu, et il est possible que cela ait été aussi le cas à l’époque des Nabatéens, comme en témoignent les découvertes épigraphiques sur le site. Dans cette perspective, la phase d’occupation romaine n’a peut-être été qu’une interruption ou une adaptation dans un schéma d’occupation du site plus globalement ou culturellement nomade.

Vue générale de la cuvette de Pétra avec le temple et son téménos se développant au pied de la falaise d’el-Habis.